Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 23

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

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Une décision à prendre

 



Midi. Après de nouveaux murmures inaudibles, les assiégeants ne se manifestent plus. Désormais, tout est clair : entre les adultes et les enfants, c’est la guerre ! Nul d’entre nous, au Pays Perdu, ne semble atteint par la gravité de la situation. Quelle issue ? Jusqu’où peut-on aller ? Je crois que, pour tous, seul le moment présent prend une importance : depuis huit jours, la tension était trop vive à l’internat ; le conflit inarrangeable entre M. Régis et « la diro » ne pouvait qu’embraser l’Ecole Saint-Christophe. Il y avait injustice et les enfants ne supportent pas l’injustice, par instinct – c’est toutefois ce que je pense, à ce moment. La mort du surveillant d’internat, pour inexplicable qu’elle soit à l’instant où nous l’apprenons, exacerbe notre rejet de cette société d’adultes telle qu’elle est, aux idées têtues, aux règles rigides, aux principes dont on ne comprend pas tous les ressorts… Quel mal faisait notre maître d’internat ? Il jouait avec nous dans la cour, nous racontait le ciel et prolongeait la veillée sans regarder la montre. Il s’est fait complice de mon escapade dans les combles et a caché mon expédition sur les toits entre les gouttières. Sévère pour le travail au pupitre, ses leçons n’en étaient pas moins vivantes, dans un langage proche du notre, à la façon d’un conteur qui narre une histoire ; la leçon de français devenait l’épisode d’un récit amusant, le cours d’arithmétique scintillait comme les étoiles et la leçon de choses sentait bon le foin… Je me souviens de ce cours sur la dilation du métal : le cercle de fer que l’on fait chauffer presque à blanc sur un feu nourri pour le dilater puis cercler la roue de la charrette… M. Régis évoquait l’odeur de la paille et du foin « qui emplissait la cour du charron », lieu de rendez-vous de « tous les champs de la contrée ». La leçon de géographie était un voyage à travers la France, un « tour de France de deux enfants », où il était question de paysans, d’usines avec de hautes cheminées comme à Saint-Christophe, de clochers qui sonnent l’angélus. M. Régis nous abreuvait de rêves et de poésie tout en mariant harmonieusement le savoir et les sciences avec le goût de la vie vraie. Le ciel et ses constellations sont des réalités et les livres ne peuvent se substituer au vécu ou à l'évocation du vécu. Avec les leçons de M. Régis, l'odeur du papier des manuels (tous très usagés et aux couvertures de carton écornées), titillait notre imaginaire en le reliant au réel. Jamais, depuis le CP, je n'avais eu un tel plaisir à l'étude ! Notre instituteur hors-pair possédait un don probablement inné, celui de l'enseignement dynamique, au contraire des enseignements sclérosés et terriblement ennuyeux que distillait le programme officiel. Son tempo différait de celui des autres maîtres « classiques » et il orchestrait sa classe comme un maestro muni d'une baguette magique. Cette douce musique avait sans doute traversé les murs des salles de classes, remonté jusqu'à l'étage, atteignant les oreilles de Mme Lepic qui était dans l'incapacité d'en apprécier la qualité.

 

 

 

Si la leçon d’histoire de notre bon maître nous faisait sentir la poudre noire ou invitait dans la classe un preux chevalier, notre guerre avec le monde des « grands » ne sentira pas la poudre mais la poussière et nous n'y serons que des pages ou des écuyers et non des chevaliers armés de lourdes épées et coiffés de heaumes empanachés... Notre Peter Pan, quant à lui, ne pouvait voler et entraîner les enfants perdus dans son sillage pour atteindre un havre inaccessible aux grandes personnes. Nous accomplissons un rêve sous les combles mais, M. Régis n'étant plus de ce monde, la poésie en est exclue.

 

 

 

 

Cette analyse en tête, je prends soudain conscience du vide causé par la mort d'un être qui nous est cher. Cela me rend brutalement morose. Je n'ai encore point connu de décès dans la famille et, à dix ans, j'ai l'étrange impression que le squelette encapuchonné à la faux ne frappera jamais à notre porte. La sensation de l'éternité est très présente chez moi : quand je passe devant une boutique que j'ai toujours connue, en compagnie de mes parents, père ou mère et autrefois les deux ensemble, j'imagine que je referai cet itinéraire à perpétuité ; mes parents ne peuvent mourir, c'est impensable ! Et je garde en moi un goût d'enfance éternelle, comme si, dans un avenir sans fin, j'allais vivre avec papa et maman pour toujours. Aujourd'hui, journée maudite, la mort tape sur mon épaule de garçonnet, sans prévenir, par surprise, violente parce que brutale, inattendue, non envisageable... Pourquoi ne nous laisse-t-elle pas vivre en paix, la salope ?

 

 

 

 

« A la bouffe, la marmaille ! » vient de crier Patrick. Des petits reviennent de la desserte, conduits par le lieutenant de Peter. Des boîtes de Vache qui rit, du « singe » (viande de bœuf en gelée appelée « corned-beef ») que les enfants aiment manger « en salade » - mais, dans notre repaire, sans oignons ni vinaigre il n’y aura pas d’assaisonnement ! Pâtes de fruits pour dessert et biscuits Brun. « Pas de pain ? » se plaint un petit, aussitôt rabroué par un « moyen » - On est en guerre, gamin ! A la guerre comme à la guerre ! ». A cette réponse qui n’admet pas de réplique, le petit affamé fait une moue appuyée. « Claude, va chercher un broc d’eau ! » ordonne Patrick à un certif’, qui obéit volontiers, acceptant la discipline que la communauté a instaurée. Durant le repas, pendant lequel les petits se dérident et les moyens plaisantent, les grands devisent quant aux suites à donner au repli inattendu des assaillants. « Tant qu’on a des réserves, on capitule pas ! déclame Peter. – De toute façon, c’est râpé pour M. Régis…, poursuit Patrick. - Le pauvre ! interrompt un moyen. - …Il faut leur faire payer leur assassinat ! déclare solennellement un autre moyen. – Tout le monde saura… Tout le monde saura que M. Régis est mort par leur faute ! » prédit François, que l’émotion a fait bégayer. On sait bien que demain matin, la révolte des enfants sera un évènement au vu et au su de tous, quand parents et élèves externes se présenteront au portail de l’école. « Il faut tenir au moins jusque-là, opine Peter, au moins jusque-là… Pour l’exemple ! » Sur ces mots, le petit François y va de ses débordements d’enthousiasme : « Ouiii ! Il faut que la méchante Lepic soit punie ! »

 

 

 

L’avis des grands est que directeur et personnel de la pension ont renoncé à intervenir par la force ; ils n’ont pas intérêt à ébruiter le scandale, à apeurer les familles, à expliquer aux gendarmes les raisons de notre colère. Patrick résume parfaitement la situation : « Notre révolte peut faire fermer l’école… Et ça, les Lepic et la curetaille n’en voudraient pas ! » L’établissement scolaire appartient au diocèse qui n’a pas du tout intérêt à ce que l’affaire sorte des murs ; la rivalité récurrente entre école laïque et école privée dite « libre », et la concurrence avec les internats publics nourrissent une animosité quasi institutionnelle entre ces deux mondes de l’éducation. Les vieilles querelles issues de la Loi de la séparation de l’Eglise et de l’Etat votée en 1905 ont la vie longue ! Nous comprenons aisément le dommage que notre rébellion ferait subir à l’institution. Cette perspective m’effraie un peu : j’aime l’école Saint-Christophe et je m’avise à ce qu’il adviendrait si la pension devait fermer… Une cigarette tourne entre les grands, tandis que les plus jeunes quittent le cercle pour s’amuser ; cartes à jouer, osselets, jeu de cache-cache (malgré l’exiguïté des lieux où les bonnes « planques » sont vite éventées). Patrick me propose une bouffée de Gauloise, que j’accepte avec fierté. « Tu es songeur ? observe-t-il. Au fond, c’est toi qui a déclenché tout ce bordel ? » Est-ce un reproche ? Des regards m’interrogent et j’ai l’impression que je suis mis en accusation. La tribu des Enfants Perdus, les révoltés de Saint-Christophe commencent-ils à douter ? Ou ont-ils lu dans mes pensées ? Mes pensées ? Oui, je crois qu’il ne faut pas « cracher dans la soupe » ou saper les bases de notre école qui est, tout bien réfléchi, un assez agréable refuge pour nous, enfants délaissés, chats de gouttières sans vrai foyer. Je connais un garçon en pension dans de grands établissements du « public » : leur condition ne me paraît pas enviable ; les dortoirs y sont trop grands, les couloirs interminables, la discipline martiale… - en tout cas, c’est ce que j’imagine à l’écoute des récits de mon copain. Ici, c’est un peu comme une grande famille où seule la marâtre Lepic fait tache. Et je me dis qu’au fond, « la diro », toute désagréable et parfois odieuse, méchante qu’elle est, n’est qu’un élément du puzzle, que l’on peut ignorer - relativement. Alors oui, lui donner une bonne leçon, voilà qui est fait ! De plus, la mort soudaine du nouvel instituteur et maître d’internat constitue, en soi, une sacrée gifle à la mégère. Elle a provoqué son exclusion, l’a éloigné de la maison, l’a chassé sur un chemin inconnu sans but défini : qu’aurait fait M. Régis, jeté dehors sans préavis, sans travail, sans subsistance… Je suppose aussi que notre bon maître, « vieux garçon » vivant chez sa mère, avait trouvé « son » foyer dans les murs de Saint-Christophe. En quelques jours, nous étions devenus « ses » enfants, de petits amis avides d’entendre ses savantes paroles, auxquels il venait d’éveiller la curiosité pour l’astronomie et avait offert sa complicité ludique pendant les récrées… Il y avait dans sa personne une présence paternelle, faite d’autorité, de sévérité et de douceur, une tendresse spontanée, un peu comme s’il avait deviné que les enfants « cas sociaux » que nous étions attendaient de lui cette générosité relationnelle. Sous son impulsion, avec son dynamisme bonhomme, M. Régis réussissait à « changer » le rapport que M. Lepic lui-même entretenait avec les enfants. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, aux Îles, notre directeur se serait mis à se coiffer de « plumes » en feuillages et à pousser des cris de sioux en tapotant sur ses lèvres !

 

 

 

Une révolution était en marche et M. Régis avait raison mais sa révolution vient de sombrer avec lui - et pour toujours…  

 

 

 

Cette « conférence » des aînés close, les grands se lèvent pour aller ou venir sous la vieille charpente ; Pierre et Patrick s’isolent au fond du grenier, unis pour un conciliabule dont je subodore le sujet : faut-il finalement conclure sinon une reddition, au moins un accord avec de fermes exigences ? Je les regarde en coin, avec la forte envie de m’immiscer dans le débat. Après-tout, si Peter a pris la tête de l’insurrection, nul ne m’en conteste l’initiative ! Mais je devine que mes observations, dont la sagesse est évidente, n’est pas exclue de leur discussion. Sans doute veulent-ils, sans subir mon influence, prendre une décision qui sera, je n’en doute pas, capitale. Moi-même n’ai-je rien à ajouter à mon argumentaire et je préfère qu’ils devisent objectivement quant au bien-fondé de mon appréciation. Les petits et les moyens s’occupent à leur manière, bercés d’une insouciance salutaire. Je n’ai que dix ans mais je ressens le poids de ma responsabilité vis-à-vis des plus jeunes. François, ayant perdu sa partie de mistigri, quitte le petit cercle de jeu, se redresse et vient me trouver. Il s’immobilise face à moi, lève sa frimousse poupon vers mon visage et, à voix basse, me confie : « J’en ai marre d’être ici ! Je voudrais mieux être dans la cour… » Je réfléchis avant de lui répondre. « Oui, je comprends et tu as raison ! Moi aussi, je préfèrerais être aux Îles, faire des cabanes et jouer aux indiens. » Un « cours moyen » vient nous rejoindre ; il a perdu aux osselets. Lui aussi veut s’exprimer, révéler sa lassitude d’une situation trop pesante, trop « confinée ». Il a envie de « sortir », de s’aérer sans doute car notre repaire sent la poussière et le renfermé. Je crois que nous avons tous besoin de grand air… Cette nécessité suscite une initiative de Patrick qui, depuis l’autre bout des combles, s’écrie, volontaire : « J’en ai assez d’être dans ce trou à rats ! Je vais sur le toit ! Qui veut me suivre ? » Des yeux ronds s’affichent dans la tribu, autant de regards à la fois dubitatifs et curieux de la suite. Patrick passe la tête dans le vasistas grand ouvert, inspecte l’extérieur de la toiture. « Ça ira ! fait-il, je grimpe et je vais me balader sur les tuiles ! – Fais attention ! enjoint Peter, tu peux te casser la gueule ! » Je me souviens alors de mon rêve bizarre, le Patrick juché sur le toit, les pieds sur le chéneau, le clope au bec… et moi qui me jetais dans le vide pour voler à la façon de Peter Pan. Les enfants perdus abandonnent leurs jeux pour assister à cette curieuse défenestration : on sait que l’adolescent déluré n’est pas un fou ni un suicidaire et l’on ne s’inquiète pas plus que ça. Ses jambes quittent la sous-pente et le lieutenant de Peter Pan, après un redressement de contorsionniste, a conquis un nouveau domaine – qui a été un peu le mien, la « nuit de la lucarne ». La configuration des lieux n’est pas la même qu’à l’extérieur du vasistas du cabinet : ce dernier offre un replat à la jonction de deux pans de la toiture, formée par un petit bâtiment annexe de la grande maison situé entre elle et le bloc désaffecté qui abrite le cinéma. Ici, de l’autre côté de la fenêtre à tabatière des combles, ouverte sur le sud, le toit présente une forte pente qui donne directement sur la cour. On ne voit plus Patrick mais on l’entend piétiner les tuiles rondes dont quelques-unes, probablement, se déplacent en glissant l’une sur l’autre. « Fais pas le con ! » insiste Pierre, la tête dehors.

 

 

 

A suivre...

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24/11/2019
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