Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 27

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 27

  

Le Martyre

 

 

 

 

 

Le rêve devient un affreux cauchemar.  Ce n'est pas moi qui dévale la pente et vais m'écraser dans la cour et ce n'est pas non plus un rêve. Un bruit sourd, mat, monte de l'asphalte, cet asphalte qui était jusque-là un peu notre ami, celui de nos cent pas, de nos jeux de marelle, de nos parties d'osselets et de billes, tièdes en fin de journée, comme un tapis moelleux, riche d'une odeur forte et sympathique - le parfum de nos jeux insouciants, cet asphalte qui embaumait étrangement, dès les premières gouttes des pluies orageuses... Un silence brutal, aussi douloureux que violent, s'abat sur les toits de l'école libre de garçons Saint-Christophe et dans la cour. C'en est fini de notre paradis des Enfants perdus, c'en est fini de la bande à Peter Pan. Le garçon-volant de nos rêves éveillés, le chef des rebelles de Saint-Christophe n'a rien pu faire pour saisir dans le vide notre camarade en chute libre ; dans les dessins animés, les films pour enfants, Peter-Pan rattrape un enfant perdu maladroit, mal accroché à sa tunique... Au-dessus de la cour de l'école Saint-Christophe, Peter a été impuissant. Une vingtaine de secondes peut-être et puis les insurgés des tuiles reprennent vie : tous les garçons se redressent lentement, prudemment, font quelques pas en écrasant les tuiles dont certaines se déplacent, glissent sur d'autres, avec ce bruit à la fois cristallin, râpeux, terreux. Je m'avance également vers le bord de la toiture, prenant bien soin de ne pas riper avec mes sandalettes, et le vertige me prend, ce vertige que j'ai oublié tout-à-l'heure, et mes jambes minces et élancées se mettent à trembler comme des feuilles. A deux mètres du chéneau, je suis paralysé de trouille, une impression d'aspiration venue du vide me tétanise. J'entends les tuiles bouger sous les pieds de certains de mes camarades. Nous sommes à présent huit silhouettes statiques, le buste plus ou moins penché sur la cour. Claude, Pierre et quelques autres grands se sont alignés tout près du chéneau ; je suis le seul à l'écart du vide. Les enfants de gouttière ont perdu la voix, quelques paroles inaudibles montent de la cour. Les insurgés non sujets au vertige ont le visage penché au-delà du chéneau : plus tard, Pierre me dira ce qu'il aura vu ; une image le marquera à vie, celle d'un petit corps inerte, couché sur le dos, dont seule la tête oscille d'un léger mouvement ; un détail ne lui aura pas échappé : du sang sur les lèvres, un épais filet rouge très sombre descendant de la commissure. Le corps gémit ; cela nous rassure : Patrick n'est pas mort dans sa chute. Un miracle ?

 

 

 

...

 

 

 

Un martyre ! C'est ainsi que nous allions appeler notre copain Patrick, le harangueur de Saint-Christophe, porte-parole improvisé des insurgés, émissaire de la cause des Enfants perdus. Glissant sur le dos puis faisant une chute à la verticale pieds devant, Patrick toucha le sol en se fracturant le bassin. Il restera trois années sur fauteuil roulant, souffrira le martyre pendant trois mois après son accident. On pensa d'abord qu'il demeurerait dans cet état, sans l'usage de ses jambes, pour le restant de ses jours mais il n'en fut rien ; la force de caractère exceptionnelle de Patrick, son intelligence de la vie et des choses, sa rage de vaincre auront eu raison du drame qui endommagea son squelette. Une longue réadaptation lui permettra de reconquérir tous ses moyens physiques ; Patrick entrera même dans un club de spéléologie, avec lequel il domptera son corps meurtri en le soumettant aux contorsions les plus invraisemblables... Ce qui nous étonnera le plus, dans son histoire, c'est qu'après cet accident, Patrick, une fois rétabli, a étudié depuis son fauteuil roulant avec acharnement et un appétit d'apprendre remarquable pour ce garçon si récalcitrant à la discipline. Il exercera le métier d'éducateur de jeunes enfants en souffrance. C'est en le retrouvant, bien des années après ce drame, que, encouragé par les souvenirs mis en commun, j'ai décidé d'écrire notre histoire. 

 

 

 

Quand les pompiers arrivèrent dans la cour, et tandis qu'une foule de gens commençait à s'amasser dans la rue, à proximité du portail de l'école que les gendarmes protégeaient des badauds, les Enfants perdus quittèrent calmement les toits du vieux bâtiment de briques rouges. Aucun des garçons ne fut tancé ni même sermonné. Je me souviens de cette forte étreinte de Marie-Thérèse dont elle gratifia tous les petits. Je me souviens du chétif François, quand il m'enserra de ses bras, s'agrippant à moi comme un naufragé à une bouée dans une mer déchaînée ; il avait fondu en larmes et je ne pus retenir les miennes. Pierre-Peter-Pan fut anéanti et s'il ne « craqua pas », il n'en éprouvait pas moins une immense douleur - il m'expliqua peu après que sa peine était tout autant engendrée par l'accident que par cette fin « avortée » de notre petite révolution. Aucun des enfants, les petits compris, n'exprima le moindre regret de cette formidable et dramatique aventure ; la chute de Patrick, notre « martyre », n'était pas de notre fait. L'école libre de garçons Saint-Christophe fut fermée durant une semaine ; la toiture réparée, les combles rendus à leur fonction ordinaire (si j'ose dire), les cours reprirent avec M. Lepic, la maîtresse et un remplaçant de M. Régis - un brave homme trapu au visage rond et à lunettes, débonnaire, instit' et surveillant d'internat peu rigoureux, qui jouait aux cartes et aux osselets avec les élèves, assez brouillon dans sa classe et ses leçons. Le directeur avait cadenassé la trappe du grenier - ce petit arceau métallique restait l'unique conséquence visible de « la révolution des tuiles ». Il y eut une enquête de police et de l'évêché ; l'épouse de M. Lepic, celui-ci étant lavé de toute responsabilité, fut sommée de s'abstenir de toute intervention relative à la discipline et à la vie du pensionnat. Sa seule activité liée à l'école se cantonnerait à la cuisine et à la cantine et à sa présence au réfectoire. Il lui fut également demandé de ne plus mettre les pieds dans les dortoirs en présence des enfants. M. Lepic allait instituer un véritable rituel concernant les veillées : toutes les fois que le temps le permettrait, les pensionnaires seraient conviés à un jeu collectif conduit par le maître d'internat ou lui-même. Il décida l'achat d'un télescope qui serait monté dans la cour et, en hiver, dans les combles face à une tabatière ! Tous les jeudis matins, les pensionnaires assisteraient au visionnage des films du père Lucien - non pas que des courts métrages de la première partie mais aussi du grand film. La programmation, toujours « familiale », nous promettrait de belles matinées ; la première séance en « privé » serait Le Petit Vagabond, tourné en Espagne l'année précédente, où Joselito, le futur Enfant à la voix d'or, faisait ses débuts. 

 

 

 

Les insurgés de Saint-Christophe avaient gagné.

 

 

 

Ce n'est que par le journal (j'ai gardé les numéros du Dauphiné Libéré qui rapportent le « fait divers ») et quelques révélations de M. Lepic que les élèves de Saint-Christophe apprenaient la nature de la triste fin de M. Régis. Le jour-même de son renvoi, l'après-midi, le brave homme s'était rendu aux Îles ; au crépuscule, un vagabond qui s'apprêtait à camper la nuit dans les bois, découvrit un corps flottant sur le Rhône près de la berge. Ce n'était que le lendemain que la gendarmerie identifia le noyé comme étant un instituteur employé de l'évêché. Je n'ai jamais su exactement où avait été trouvé le corps ; selon le directeur de l'école Saint-Christophe, la dépouille de notre maître aurait échouée en aval de la clairière. Le Rhône n'est pas un fleuve tranquille - surtout à cette époque quand il n'y avait pas encore une succession de barrages hydrauliques pour le dompter. A quelques mètres de la rive, d'effrayants tourbillons nous faisaient de l’œil quand nous nous trouvions sur la minuscule plage de sable noir ; ces tourbillons du Rhône, même aujourd'hui, sont redoutables, dangereux, et bien d'excellents nageurs y ont perdu la vie.

 

 

 

Le dimanche qui suivit, je suis allé avec mon père sur les rives du fleuve. Aucun détail de la gendarmerie ou dans la presse ne permettait de localiser le lieu de découverte du corps. Je tirais mon père vers la clairière de notre grand jeu du premier jeudi. J'y retrouvais la structure légère des deux « huttes d'indiens » construites par les Cheyennes et les Sioux. Je faisais quelques pas, lentement, allant dans un sens puis un autre, revoyant la douce Marie-Thérèse assise sur l'herbe avec son tricot, reconnaissant l'espace écrasé par nos fesses pour le goûter... Mon père m'observait discrètement, sans mot dire, respectant mon affliction. J'évoquais à voix haute quelques moments de cet inoubliable jeudi et mon père était attentif à mes paroles altérées par des trémolos non feints. Nous nous rendîmes sur la berge, là où nous creusions des canaux dans le sable presque noir. La plage y était étroite et peu étendue. Je me rappelais ce petit concours de ricochets initié par M. Régis, avec nos luttes entre gosses pour quérir le moindre galet plat...

 

 

 

Je me rappelais...

 

 

 

Là-bas, à l'écart de la clairière, un grand arbre au tronc plus épais que les autres ; c'est l'arbre « gravé » par Patrick avec son motif obscène. J'entends les voix des Cheyennes et des Sioux, les cris roulés de M. Régis puis ceux de M. Lepic tout guilleret et soudain libéré de ses réserves de « grande personne ». Mêlé à un taillis, un arc se meurt, sa ficelle détendue, démobilisé puisque de guerre entre indiens il n'y a plus. Quelques flèches traînent ici et là ; l'une d'entre elles est particulièrement réussie, dotée d'un empennage fait d'une feuille de chêne ocrée par l'automne. L'empennage est à peine desséché ; c'est un grand qui l'avait confectionnée, fendant l'extrémité du bâton avec un petit canif Opinel. Je la ramasse, bien décidé à la garder en souvenir. Mon père pense que c'est moi qui l'ai fabriquée ; je lui dis que non, que mes flèches étaient toute simples. Je m'approche du gros arbre isolé, pose mon regard sur le graffiti sculpté, pense à la gêne de Jean-Marie que cette gravure avait choqué, mon pied heurte un objet dans l'herbe sauvage. A un mètre du tronc, un petit bouquin à couverture bleu ciel se signale à moi : je le ramasse, tandis que mon cœur bat la chamade, parce que ce livre, défraîchi, écorné, est le Peter-Pan et Wendy de M. Régis.

 

 

...

 

 

 

À l’approche de Peter, l’île s’est remise à vivre. Pendant son absence, les fées allongent leur grasse mâtinée, les Peaux-Rouges festoient, les enfants perdus et les pirates ne songent pas le moins du monde à se faire la guerre. Mais à son arrivée, tout le monde reprend son rôle. Ce soir-là, les enfants perdus attendent Peter ; les pirates cherchent les enfants perdus ; les Peaux-Rouges pistent les pirates et les animaux sauvages suivent les Peaux-Rouges. Tous tournent cependant autour de l’île sans que jamais un groupe rattrape l’autre. Les enfants perdus sont venus accueillir leur capitaine. Le nombre d’enfants varie en fonction de ceux qui sont tués dans les combats mais aussi de ceux que Peter supprime

 

               parce qu’ils ont grandi.

 

 

 

 

 

Fin

 

 

 

 © 2011 - Rémi Le Mazilier - Manuscrit original du scénario éponyme déposé à la SACD en octobre 2002 Tous droits réservés. Réécrit à partir de juillet 2017, ce texte, en l'état, a été achevé en mai 2020.

 

 

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12/05/2020
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