Histoires en livres scènes images et voix

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Le Vol des vautours - 3.2

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - G.F. Rémi Le Choucas

  Tous droits réservés

  Image de couverture : Rémi Le Mazilier

 

 

L'épisode précédent est sur ce lien

 

 

 

 

...

- Ton ami Cédric devait venir garder cet après-midi… Son père l’a retenu pour le travail à l’auberge... C’est vrai que..., le samedi..., il a du monde, mais il aurait pu lui laisser une partie de l’après-midi ! T’es pas de mon avis ?

- Ah ! si !

- Je trouve que Marcel est trop exigeant avec son fils. Cédric est un ado, il lui faut du temps à lui !

- Je connais un secret de Cédric mais je dois pas le dire !

- Un secret de Cédric ? Dis voir… Ha ! non. Tu peux pas le dire ! Je sais… ! Il a une petite copine ?

- C’est pas ça le secret ! C’est pas ça et je peux pas te le dire !

- T’as raison, un secret, ça se dit pas !

- Je te le dis quand même mais faut le répéter à personne !

- Je garderai le secret !… Je t’écoute. Ha ! mais attention ! les mouches et les vipères qui sont cachées là, sous les pierres, peuvent t’entendre !

- Oui  ! mais elles pourront pas le répéter ! …Et d’abord, les vipères sont sourdes !

- Elles sont sourdes, c’est vrai, on dit ça !

- Voilà le secret… L’autre jour, je l’ai vu qui se cachait derrière une murette…

- Et alors ? Qu’est-ce qu’il faisait, caché derrière une murette ?

- (Tendant le cou pour mieux se faire entendre - à voix basse :) Il fumait un joint ! 

- Un joint ? Tu veux dire... de la drogue ?

- De l’herbe…! du haschich, quoi  !

- Et il fume souvent cette saleté ?

- Ch’ais pas ! …Si je sais ! Il m’a dit… qu’il en fumait de temps en temps.

- Il ne t’y a pas fait goûter au moins ?

- Une bouffée.

- Il est dingue ! Ne fais pas ça, Mic ! C’est un poison !

- C’était qu’une fois pour essayer mais j’ai pas avalé !… Lui, il avale.

- T’as pas avalé et t’as bien fait ! C’est des saletés, ces drogues !

- Tu crois qu’il faut que je le dise à Marcel ?

- Ça va pas, non ! Tu fermes ta gueule ! Marcel serait capable de lui donner une sacrée correction s’il le savait !

...

... Marcel, ce n’est pas un mauvais gars, mais des fois..., il fait un peu le con … Il houspille Cédric qui est un bon garçon…

...

... Et je ne suis pas toujours d’accord avec lui à propos du causse. On se chamaille un peu à ce sujet... Je le soupçonne, d’ailleurs, d’être de mèche avec Serge et Eugène pour le projet suisse. Ça lui ferait de la clientèle… Ça, on peut pas lui en vouloir, mais… !

 

Les brebis, en rangs serrés, forment une longue chenille de laine qui dévale les pierriers gagnés par la pénombre. L’horizon se dessine en ondulations sombres sur un ciel sanguin. Les collines deviennent montagnes. D’ici peu, le même horizon, pareillement dessiné, sera noir sous un ciel bleu nuit. Une demi-lune y fera son ascension, répandant sa lueur pâlotte sur les vagues de la lande. Le chien, en aboyant, va d’un endroit à l’autre pour cadrer les brebis ou faire s’en rapprocher une qui s’éloigne du troupeau. Les cris roulés du berger fusent, autoritaires, sifflements, onomatopées et ordres brefs en langue d’oc - auxquels Pipo répond par des déplacements autour du troupeau. Cette langue étrange et étrangère, l’enfant ne peut la comprendre ; mais il en devine le sens. De temps à autre, on entend la toux rauque d’une brebis. Car les brebis s’enrhument comme les humains. Elles aussi peuvent souffrir - ou mourir -, de complications... Sébastien a repéré la tousseuse. Un berger, comme un père aimant et maternel, est attentif à la moindre anomalie présente dans le troupeau. Il fera tout pour guérir le malade - si possible sans appeler le vétérinaire, trop coûteux. Et Sébastien ne lésine pas sur l’usage des antibiotiques ! Il manipule facilement la seringue (ce qui est interdit), en plaidant coupable quand il y a un témoin : « Je sais, je devrais pas ! et je le fais quand même... » Des amis lui ont recommandé les traitements homéopathiques, remarquablement efficaces pour les animaux, mais cette médecine lui est par trop mystérieuse et sujette à caution... Parfois, il dit : « Faut que j’essaie ! » mais il n’essaie jamais. Ainsi est le berger de Nivéole : toujours prompt à donner raison aux interlocuteurs qui ont sa sympathie... Mais la force des habitudes, la routine, les traditions, ont finalement toujours raison de ses bonnes intentions, pourtant exprimées avec tant d’enthousiasme... Qui ne l’en absoudra-t-il pas ?

 

L’enfant, portant le chaton blotti sur sa poitrine, protégé par le lainage rabattu, marche sur le côté, à quelques pas du berger qui suit le troupeau. « Sa brebis » Mouchette le suit parce qu’il lui offre régulièrement, dans sa paume ouverte, des miettes de pain. Sébastien offre aux enfants qui ne l’agacent pas l’opportunité « d’adopter » une brebis. Michael, aujourd’hui, en début de garde, a eu droit à cet insigne privilège ! « Choisis-en une ! lui a dit le berger... - Celle-là ! lui a répondu l’enfant. - Elle s’appelle Mouchette, a précisé le berger. Tiens ! donne lui un morceau de ce croûton et elle ne te quittera plus ! » Sébastien a sorti un croûton de sa poche (car il en a toujours sur lui pour motiver les « meneuses »), et l’a donné à l’enfant. Michael s’est essayé, plusieurs fois durant la garde, à appeler à distance « sa » Mouchette ; à chaque fois, la brebis a répondu à l’appel pour venir quémander la gourmandise ! Un record : Mouchette a même « obéi » tandis qu’elle broutait à cinquante mètres de l’apprenti pastoureau !

 

Dans le paysage apparaît un ravin protégé par deux barres rocheuses truffées d’excavations. En aval de ce ravin, l’homme puis l’enfant s’immobilisent. Le berger pointe son bâton vers les barres rocheuses.

-  Tu vois, là…, ce sont des caves à renards. Et là-bas, c’est le terrier d’un blaireau… Les renards qui sont dans ces caves s’approvisionnent au charnier… Ils passent là-haut derrière cette haie, ils font un petit cheminée, heu…, un petit sentier là-haut… On sait que c’est un passage à renards. Jean-Louis connaît ces caves ! C’est là qu’il faut venir à l’affût…, avant le  retour des chasses nocturnes de leurs locataires… Mais il faut se lever tôt ! Y’a deux semaines, j’ai trouvé un cadavre de renard près de ces caves… Il y avait une boîte vide de poison à proximité… C’est pas la première fois. Je suis sûr que c’est Marcel qui met des appâts empoisonnés sous prétexte qu’ils lui bouffent ses poules ! C’est vrai que les renards doivent allé de temps en temps faire quelques emplettes dans son poulailler, hé ? Mais parbleu ! ’faut bien qu’ils bouffent ces renards, pas vrai, Mic ?

- Ha ! oui ! Et il n’a pas le droit d’empoisonner les renards !

- Ça peut être aussi les chasseurs…, enfin, d’autres chasseurs, parce que Marcel est un putain de chasseur, lui aussi !… Ou Serge… Les renards leur fait de la concurrence et les chasseurs n’aiment pas ça !

 

Sébastien parle en savant, en savant de la lande, sûr de l’intérêt de ses propos pour les oreilles de l’enfant. Il aime instruire les « citadins » des choses de la lande, surtout les enfants - qui sont plus enclins à l’écouter comme un maître. Un peu fier d’être du causse depuis toujours, de ne rien ignorer de ses secrets. Grâce aux informations qu’il glane ici et là, dans des livres ou de la bouche de visiteurs - parfois de spécialistes : ornithologues, botanistes...-, il peut impressionner son auditoire complaisant, en exposant les mœurs d’un oiseau, d’un rongeur, en nommant d’un nom étrange ou pittoresque une plante typique, un insecte. Un été, il appellera la fleur du gros chardon « cœur d’Amel » - ou quelque chose comme ça -, et l’été suivant, la même fleur portera, dans sa bouche, un autre nom, tout aussi joli, tout aussi « couleur locale »... Quand on lui rappellera que la saison précédente, il appelait cette fleur « cœur d’Amel », il l’aura oublié, parce que quelqu’un, entre-temps, aura nommé la fleur différemment, d’un nom tout aussi coloré ; ce quelqu’un sera peut-être un Parisien en vacances ou un Marseillais... Sébastien parle comme si cette connaissance était le fruit de sa pure origine caussenarde ; c’est pourquoi on l’écoute avec respect et grand intérêt, comme un sage du pays, détenteur d’un savoir ancestral - parole d’Evangile caussenarde. Et quand on a perçu le secret de son intarissable savoir, on ne sait plus très bien que retenir de ses informations, doutant quelquefois de leur authenticité, quelque peu soupçonneux  quant à ses sources...

 

En revanche, je vous l’accorde, sur le chapitre de l’élevage ovin, son savoir est fidèle et véritable, inestimable ! Et les « jeunots fraîchement moulus » de l’Ecole de bergers de Rambouillet auraient beaucoup à apprendre de ce pâtre « vieille école », forgé sur le terrain, pétri d’expérience, et intact de tout savoir encyclopédique. Jusqu’à preuve du contraire !

 

Le petit maugrée :

- Maman m’empêche toujours d’aller avec Jean-Louis pour observer les oiseaux ou les renards ! Ça, j’aime pas !… Elle est méchante quand elle fait ça !

- Jean-Louis m’en parle de tes crises quand ta mère t’empêche de l’accompagner... Peut-être qu’elle te bride un peu trop !… Il a fallu que je discute fort pour qu’elle te laisse venir garder sans elle... Et quand vous venez garder, elle te lâche pas les baskets !

 

Un temps. Il se remet à marcher, l’enfant emboîte le pas. Tendant à nouveau son bâton, vers des brebis, cette fois :

- Il va falloir récupérer ce petit groupe…, en bas.

...

... Un garçon de ton âge, il faut que ça court ! A ton âge, moi, je gardais le troupeau de mon père seul sur la lande, jusqu’à la nuit - mais, ça, je te l’ai déjà dit…

...

... Ha ! elle est un peu chiante ta mère ! Et puis je la trouve un peu dure avec Jean-Louis… Hé ! C’est que ta mère a un fichu caractère…, un caractère d’assistante sociale !

 

Il s’arrête, imité par Michael. Pointant son bâton sur une plante, en l’effleurant de son extrémité :

- L’ellébore fétide … Cette plante est…

- Je sais ! elle est toxique !

- Tu la connais ? et tu sais qu’elle est toxique… Mais sais-tu que je m’en sers pour protéger ma bergerie contre un microbe qui s’en prend aux agneaux ?

- Un microbe ? qui mange les agneaux ?

 

Sébastien rit.

- Non ! il ne bouffe pas les agneaux ! mais il leur donne une maladie. Ça…, Jean-Louis te l’a pas dit. Ce microbe, l’ectima qu’on l’appelle…, c’est un…, c’est…, il provoque du mal aux lèvres des brebis, je veux dire… des agneaux.

 

Ils reprennent leur marche.

- ... Et cette plante tue le microbe qui existe dans la bergerie... En début d’agnelage, en février, je suspends l’ellébore…Tu as dû voir ces vieux bouquets flétris accrochés aux poutres…

- Ces vieux bouquets rabougris ? C’est ça ton ellébore ?

- A cette époque, ils ne servent plus à rien…, mais je les enlève au moment de mettre des plantes fraîches, juste avant que les boutons éclosent…Eh bien,  l’odeur que dégage cette plante tue le microbe qui existe dans la bergerie… Marie-Jo connaît un berger qui se fait passer comme guérisseur, tu vois… Elle croie qu’il a un don… Alors, elle téléphone à ce gars, ce guérisseur… Ce guérisseur dit « oui pas de problème »…, alors ils conviennent entre eux le jour…, vers telle heure vous suspendrez !… « Dites à votre berger qu’il prépare les bouquets d’ellébore », mettons à onze heures, tel jour… Et ça fait qu’à onze heures…, faut être très précis, hé ! c’est pas à  onze heures moins cinq…, à onze heures pile ! Je dis à la patronne « mais on peut pas mettre tous les bouquets à onze heures pile, ça va durer demi heure »… « Non, il a dit onze heures ! » Alors, faut qu’à onze heures, j’accroche les bouquets ! (Michael pouffe de rire) Pendant ce temps, ce guérisseur dit des prières…, (mimique) je ne sais pas ce qu’il fait ! Il désinfecte à distance !

 

Progressivement, la mélodie aiguë des grillons se lève des collines ; invisible, un rossignol prend possession de l’espace avec son chant strident.

 

Dans quelques heures, les ombres crépusculaires auront gommé les pierriers, effacé la maigre végétation, assombri les fossés, diluant progressivement les collines dans l’encre noire de la nuit, tandis que dans le ciel des myriades de lumignons veilleront sur les grands espaces endormis. Sous le ciel nocturne, constellé des étoiles complices, cette solitude est tellement belle et respectable que vous avez envie de pleurer...

 

...

 

Le chien Pipo est assis près de la porte d’une vieille bergerie située dans le village, sur une ruelle descendante. La porte s’ouvre de l’intérieur, laissant apparaître Sébastien qui sort et la referme. Après leur passage aux abreuvoirs - car il n’y a pas d’eau sur la lande -, les brebis ont été ramenés au bercail, dans la « grande » et dans la « petite » bergerie. Sébastien a servi aux quatre béliers reproducteurs les plaques de foin compressé et le grain ; ces mâles, énormes, au crâne solide comme des enclumes,  n’ont que deux renflements en guise de cornes mais leurs testicules démesurés pendent comme des outres entre leurs cuisses. Ils sont perpétuellement parqués dans un réduit mal éclairé par une lucarne ; leur odeur est suffocante. Il leur arrive de se battre : coups de tête ! Sébastien a ainsi perdu un bélier, mort le crâne fracassé par son colocataire - dispute de voisinage ? A la mi-février, il les met aux brebis, enfermant le soir chaque bélier avec un quart du cheptel ; ce « quart » est changé les nuits suivantes de sorte que, trouvant nécessairement des femelles qui leur conviennent - car les béliers ont leurs préférences ! -, les reproducteurs en rut auront, en fin de période de chaleurs,  ensemencer la totalité du troupeau. Une consanguinité va s’installer : certaines brebis fécondées seront les filles du bélier ! Pour palier à cet inconvénient, naturellement néfaste à la qualité du troupeau, Sébastien change ses béliers tous les deux ans. Il y a eu les soins pour l’ensemble des brebis, le grain en complément pour certaines, celles qui sont nées cet hiver et les derniers agneaux à engraisser pour la vente, ou les « réformes », les « vieilles », âgées de sept ans, qui sont marquées d’une étoile rouge, destinées à l’abattoir avant l’été - qui sont faibles et doivent faire le poids pour être bien vendues à la coopérative ou aux maquignons. « Une étoile rouge », la couleur de la mort ! avait fait observé Michael. J’étais présent, tôt un matin, dans la cuisine de Marie-Jo, à la rude négociation -quasi rituelle-, entre le berger de Nivéole et l’un de ces maquignons (avec la coopérative, on ne discute pas le prix : ce sont les bureaucrates qui décident et on est payé des mois plus tard). En fait, il s’agissait d’un gros boucher d’un village de la région, qui venait lui acheter les sept dernières « réformes », à la fin du printemps. Grégoire et Marie-Jo étaient encore couchés. La veille au soir, Sébastien avaient gavé de céréales les condamnées, pour leur donner bonne figure. Il avait aussi « piqué » une brebis boiteuse, en espérant que le remède « de cheval » gommerait le défaut - au moins jusqu’à l’abattoir ! Le maquignon, à la bergerie, avait longuement regardé, touché, tâter les gigots des brebis à étoile rouge. L’état de la pauvresse qui clopinait ne lui avait pas échappé. Il s’était plein que certaines, dans le lot, étaient des suifardes (pleines de graisse)... L’un des bouchers clients de Grégoire réclamait des « suifardes » -question de goûts !-, mais ce n’était pas le cas de celui-ci. Sébastien me faisait des œillades, messages éloquents pour me confirmer que le marché n’était pas acquis d’avance - du moins au prix qu’il en espérait. Grégoire, trop coulant, et impatient de se séparer de ses « réformes », s’était disputé avec son berger, la veille pendant le repas, quant au prix à exiger - Grégoire était toujours prêt à minorer le prix du kilo. Devant la saucisse, le fromage bleu et le vin rouge, le maquignon contestait la qualité de la marchandise - c’était de bonne guerre ! Âpre discussion, colère (feinte) de Sébastien. Finalement, chacune des vieilles brebis étaient parties pour un bon prix ! Le maquignon, après avoir tenté (en vain) avec sa calculatrice un calcul truqué, savait, de toute façon, qu’il lui fallait redescendre avec son lot de viande. A leur réveil, Grégoire et Marie-Jo trouvèrent un chèque dont le montant les avait surpris agréablement... Néanmoins, Sébastien ne manqua pas d’observer que tout cela n’était pas normal : « Le prix de nos moutons, il est multiplié par huit dans la vitrine ! - Oui, mais il ont des charges... avait essayé de contester Grégoire. - Et vous ? vous n’en avez pas des charges ? ...C’est tous des    escrocs ! » Les sept « vieilles » brebis avaient été honteusement tassées à coups de pied de maquignon dans une petite camionnette. Elles avaient hurlé à la mort depuis la pesée, au sortir de la bergerie, jusqu’à leur laborieux « enfournement » dans le véhicule exigu. « Ça me fait mal, dis ! me confia Sébastien, de les voir partir comme ça ! Elles sentent l’abattoir. Dans deux heures, ça sera fini ! » Ces réformes avaient été « ses » brebis pendant sept années de vie pastorale ; ils les avaient vues naître, mettre bas, les avaient dorlotées, soignées, piquées à l’antibiotique quand elles étaient vraiment mal, tondues une fois l’an pour qu’elles n’aient pas trop chaud, ôté les épines de leurs sabots...

 

Il avait la larme à l’œil.

 

Avant Pâques, les livraisons sont tout aussi terribles : quelque trois cent cinquante agneaux âgés de soixante dix à cent cinquante jours sont arrachés à leurs mères et quittent la bergerie pour être saignés, dans la journée, sur l’autel de la consommation festive. Paradoxe du bon pasteur qui élève pour la mort... Moins pénible est le départ pour l’Espagne des agneaux nés « en double » (des jumeaux). « Je sais pas si tu es au courant ? Toutes celles qui en font deux, j’en enlève un de chaque...  Chaque brebis, je leur enlève un agneau..., et ces agneaux-là sont vendus à..., au poids de vingt-deux ou vingt-trois kilos, et ils vont en Espagne..., achever de s’engraisser en Espagne. Une brebis qui a deux agneaux, quand même, ne peut pas...» En revanche, la séparation d’avec les agnelles n’est pas douloureuse ; les femelles partent pour « la garde » dans d’autres troupeau - pour d’autres horizons.

 

Sébastien prend son bâton qui était posé contre le mur et descend la ruelle, suivi de Pipo. Crottins frais et brins de paille sur le goudron lépreux. Il fait déjà nuit. L’ampoule blanche d’un lampadaire dispense son éclairage sans teint. Le berger marche d’un pas pesant mais régulier jusqu’à une vieille ferme d’architecture caussenarde traditionnelle, située à deux pas, en haut du village. Toit de lauzes et pinacles - ces pierres posées, droites, à chaque extrémité de la ligne faîtière. Odeur d’herbe trempée de rosée. La cour. Un hangar, occupé d’un tracteur et de machines agricoles. Odeur épaisse et moite de poussière et de cambouis. Odeur de vieux foin et de paille, odeur de fumier de lapins. Sous une remise, à droite de la façade, est garée une 2 CV Citroën rouge et blanche, habillée des poussières des pistes de la lande, serrée entre deux alignements de vieux pneus et de roues dégonflées : la voiture, très repérable, du berger de Nivéole. Le rez-de-chaussée abrite d’autres dépendances, obscures et un peu inquiétantes, le poulailler, lugubre de silence, tapissé et crépi de générations de fiente, les cages à lapins, aux grillages tournés vers la cour, un cellier à demi enfoui en terre, accueillant comme un caveau. Un escalier extérieur conduit au premier étage, où une large fenêtre donne sur une pièce éclairée au néon. Un monte personne (cette sorte de strapontin fixé sur crémaillère, qu’on installe pour les personnes âgées ou les handicapés) équipe un côté de l’escalier. Tout en haut des degrés, le strapontin est relevé. Pipo dépasse son maître et grimpe rapidement l’escalier. Sébastien le suit, montant lentement les marches comme un homme fatigué, mais d’une fatigue « forte », saine et admirable, odorante. Dans la pénombre, un fatras de cagettes, bacs de fleurs en plastique vides et déformés, un seau, deux fûts en métal rouillés... Ayant laissé son fouet en l’appliquant contre le mur du vestibule, le berger entre dans la cuisine, aussitôt suivi du chien. La pièce est grande, éclairée par la lumière blafarde de ce foutu néon, garnie d’une appétissante odeur de dîner paysan. Près de la porte où apparaît Sébastien s’ouvre la fenêtre qui donne sur la cour, ornée de rideaux fanés. Sur le côté, une grande cheminée sans feu ; deux figurines de bois (des moutons), se font face comme deux serre-livres ; ils ont été taillés au couteau par Sébastien en hiver. Longue table recouverte d’une toile cirée, avec trois couverts. Face à la cheminée, un buffet bas est encombré d’un téléviseur allumé (un gros téléviseur « couleurs », d’autrefois) et d’un fouillis de journaux, documents, courrier. Près de la cheminée, un vieil homme, courtaud et gras, est enfoncé dans un fauteuil en rotin garni de coussins usés et luisants de crasse. Il frotte la lame d’un couteau de cuisine avec une pierre à aiguiser. Un large béret basque, mou et d’un autre âge, lui tombe sur le front. Au fond de la pièce, face à une cuisinière à gaz, près d’un grand évier, une vieille femme, petite et fluette, vêtue de sombre, à l’ancienne (robe noire à pois blancs), coiffée d’un fichu décoloré noué au sommet du crâne qui lui fait des antennes de fourmi, s’affaire à ses casseroles. Sébastien traverse la cuisine pour se rendre à une pièce contiguë, qui fait office de cellier.

 

- Les brebis ont bien mangé ? interroge le vieux.

- Elles ont bien un peu chômé entre cinq et six…, répond Sébastien, en entrant dans le cellier.

 

Quand il fait trop chaud, les brebis ne bougent pas , « ne veulent pas évoluer » dit Sébastien ; elles s’agglomèrent, soustrait leur tête à la chaleur en la dissimulant dans le groupe, les unes contre les autres, un peu comme l’autruche qui se cache en plantant la tête dans le sol. « Entassées, la tête à l’ombre, elles sont bien » ! mais ça ne fait pas l’affaire du berger car si elles s’abstiennent de brouter, elles ne se nourrissent évidemment pas... Une sorte de grève de la faim qui ne leur est pas profitable, un « manque à gagner » pour l’éleveur!

 

Le local est plutôt grand pour un cellier ; un capharnaüm saturé d’humidité et qui sent le moisi et la vieille pomme de terre. Cette pièce est dotée d’un antique évier creusé dans un bloc de pierre, toutefois muni d’un robinet. Un torchon est suspendu à proximité, sale et un peu gras.

 

- …Et quand ça a commencé à fraîchir, elles se sont mises à brouter. (Il ouvre le robinet et se lave les mains avec du savon) Elles ont eu le temps de se remplir la panse !

...

...J’ai une brebis qui tousse et fait de la morve…, une réforme, la Bianca… Si demain soir ça ne s’améliore pas, je lui administrerai de l’antibiotique.

...

...Demain matin, Cédric peut pas venir pour les ballots. L’après-midi, faut pas y compter, avec le travail à l’auberge ! Je vais téléphoner à Didier. Il sera peut-être disponible.

 

Il se rince les mains, s’asperge la figure, ferme le robinet, se sèche au torchon, nauséabond comme le sont les torchons humides qui ont trop essuyé de mains, puis s’en éponge le visage.

 

- Si j’ai personne, je tarirai quatre ou cinq brebis supplémentaires plutôt que de rentrer du foin.

 

Quand les agneaux sont vendus, il faut tarir la mamelle de la brebis. « Sitôt que l’agneau est parti, on reste trois ou quatre jours sans tirer, sans extraire le lait de la mamelle, et quand la mamelle est bien gonflée, on vide la mamelle, on reste une semaine pour revenir à nouveau et..., et deux ou trois fois comme ça, la mamelle cesse de fonctionner. Ceci est nécessaire parce qu’il..., sinon ça peut provoquer une mammite, c’est-à-dire que... Et la mamelle se durcit, cesse de fonctionner et l’année suivante, le... - on appelle ça un pis de bois -, la mamelle ne produit pas de lait. » Sébastien l’a expliqué à Michael, le jour où le garçon l’a vu traire une brebis en laissant le lait se répandre sur le sol devant la bergerie...

 

 

A suivre...

 



21/07/2019
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