Histoires en livres scènes images et voix

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Enfants de gouttières - Episode 20

Adaptation littéraire du scénario éponyme déposé à la SACD en 2001

  © 2011 - Rémi Le Mazilier

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Premier assaut

 



Un vacarme épouvantable, terrifiant… J’ouvre les yeux, serré entre deux dormeurs (Jean-Marie à ma gauche et François à ma droite sur le matelas qu’il partage avec un petit). Toutes les couches de fortune sont soudées les unes aux autres : l’espace occupable est restreint et il fallait faire avec. Je sens que Jean-Marie, lui aussi, émerge de sa nuit, soupire. Cela s’agite sur le plancher des combles. Les bruits, mats, assourdissants, sont des coups frappés violemment par dessous sur le panneau qui clôt la trappe. Quelques mots sortent des bouches de Patrick et Pierre, indistincts. Une voix, étouffée par le plancher, provient du couloir des dortoirs, sous la trappe ; Jean-Baptiste appelle, il hurle. « Ouvrez, bordel ! Vous faites quoi, là ? ...Ouvrez, nom de Dieu ! ». En cinq secondes, les onze têtes se sont dressées dans le grenier : certains garçons sont assis les jambes sous les draps ou en appui sur les coudes et tous tentent « d’y voir clair » (si j’ose dire). On se frotte les yeux, on se gratte le nez, on se frictionne le crâne avec quatre doigts ou les deux mains. A présent, tout est limpide : c’est le début de « l’assaut » ! Le Béret Rouge a constaté la désertion des gosses, a deviné leur refuge, fait les sommations d’usage ! « Vous ouvrez, les mômes ! Arrêtez vos conneries, bordel ! ». On peut penser que, en dessous, le brave Jean-Baptiste n’en mène pas large : n’était-il pas « de garde », cette nuit, au dortoir ? Quel savon il va encaisser de la part de son père – et surtout de sa mère ! Il est bon pour le peloton d'exécution. « On fait quoi ? » s’enquiert un « certif’ ». Le chef est mis au pied du mur et tous Les Enfants Perdus sollicitent une réponse, une décision… Peter Pan promène son regard déterminé sur la marmaille, « ses » gosses ; la voix du Capitaine Crochet répète ses sommations. Dix secondes de mutisme chez les habitants du Pays Imaginaire. Quelques enfants reniflent – je ne sais s’il s’agit de sanglots ou d’une nécessité physiologique… Le petit François fait deux pas pour prendre ma main, qu’il va serrer très, très fort. Peter Pan déclame, avec une voix de tribun : « Pas question de se rendre ! Nous tiendrons le siège tant que M. Régis ne sera pas revenu !... Qui est d’accord ? ». Les grands approuvent spontanément en levant le bras droit et en serrant le poing comme on l'a vu dans des films de révolutions ouvrières ; les plus jeunes hésitent deux secondes puis, l’un après l’autre, scellent l’unité. Finalement, c’est un grand tumulte joyeux, une sorte de cri de guerre de théâtre que la bande des chenapans – pardon, des Enfants du Pays Perdus -, va lancer à s’en faire péter les cordes vocales. Les petits se déchaînent et se mettent à sautiller bruyamment sur le plancher en soulevant une nappe de poussière et en scandant : « On se rend pas ! on se rend pas ! ». Patrick, aussitôt aidé de deux grands, fait glisser de lourds fardeaux sur le panneau qui était maintenu par un seul carton de bouquins, le soudant quasiment au cadre de la trappe - unique accès aux combles. On n’entend plus le capitaine Crochet – probablement a-t-il été donné l’alerte, chercher des renforts, ameuter ses pirates. Pierre-Peter change de ton : avec une voix enjouée, il proclame : « Et maintenant, les Enfants Perdus…, le déjeuner ! ». Hourrah général et branle-bas de combat guilleret. Peter Pan nomme un intendant et un assistant de l’intendant ; deux CE1 sont chargés de « faire passer » les éléments du petit déjeuner : un broc que Jean-Marie remplit de limonade (plus aisé pour les petits à y boire qu'à la bouteille ), barres de chocolats noirs et biscuits Brun. La « cuisine » a été aménagée dans un réduit entre cartons et un petit meuble bas et bancal, que les étagères permettent de transformer en buffet. Tout est rassemblé ici, à « l’office » : les brocs, la marmite-citerne, les provisions, la caisse de limonade avec ses bouteilles à bouchon en porcelaine à étrier ; un grand désordre y règne encore mais il est question de « faire du rangement ». L’opinion est unanime : le siège va durer. On comprend que le maître d’internat déchu doit être prévenu, convaincu de revenir et qu’au préalable une « négociation » se fera entre les insurgés de Saint-Christophe et « la bande à Crochet ». Et puis il reste une inconnue : M. Régis sera-t-il joignable dans la foulée ? On croit savoir qu’il n’habite pas la ville, qu’il serait même d’un autre département… « De l’Ardèche ! » précise un certif’. L’Ardèche, ce n’est pas loin : le Rhône à traverser. « Oui, mais s’il habite dans un trou perdu dans les montagnes… ? ». Les craintes du certif’ jettent le désarroi. Les montagnes isolées de l'Ardèche, je les connais pour y passer mes vacances d'été dans une ferme ; routes sinueuses, chemins perdus...  Enfin ! pour l’heure, d’abord « poser nos conditions ». Le bruit des mâchoires qui mastiquent, des gosiers qui avalent la limonade, du chocolat qui casse sous les dents créent une ambiance de goûter sur l’herbe – ou dans les Îles du bord du Rhône. « J’ai envie de faire pipi ! » réclame un mioche. Pierre regarde le bout du grenier ; il sait que « le pot » y est entreposé : « C’est au fond, là-bas ! Pisse pas à côté ! ». Le petit se plaint de « ne rien y voir ». « Accompagne le mioche ! fait Pierre à un CM2, et prend cette lampe… ». 

 

« On va pas tarder à entendre les hurlements de la sorcière ! prévoit Patrick. – Dommage pour M. Lepic, il est sympa et il n’y est pour rien… ! opine un grand – Tu rigoles ! réagit Pierre, c’est lui qui est diro, pas la mégère ! – La salope ! rectifie Patrick. – Il pouvait gardé le Régis mais il s’est couché devant sa garce de femme ! Y a qu’elle pour en vouloir vraiment à Régis. - Elle était jalouse…, dis-je, elle n’a pas aimé qu’on soit copain avec lui ! – Avec cette affaire de tripotages de l’année dernière, commente un grand, ça lui a mâché le travail à cette salope ! – Quelle affaire ? s’enquiert François. – Une « affaire » … On te racontera ça plus tard… ». Le petit me regarde avec ses yeux ronds aux iris émeraude cerclés de nacre ; « Qu’est-ce qu’on me cache ? semble-t-il me dire. Tu sais, toi ? ». 

 

Des pas martèlent le plancher du couloir sous les combles ; ils sont vifs, agressifs, menaçants… L’instant est grave. Silence total sur l’Île des naufragés de Saint-Christophe. Un tumulte de voix inaudibles accompagne la troupe ennemie ; dans ce brouhaha incertain, la texture de la voix de la Mme Lepic se distingue. Etonnement, rien dans le ton de « la diro » ne trahit quelque hystérie redoutable – et redoutée. La mère Lepic, à son tour, ne doit pas « en mener large ». Est-ce de bon augure ? La méchante épouse du bienveillant directeur va-t-elle mettre de l’eau dans son vin aigre ? Ma rébellion va-telle dompter la mégère, l’apprivoiser ? 

 

On frappe sous la trappe, les coups sont plus rapides, plus « virulents », guerriers. François resserre à nouveau comme un étau sa petite menotte sur ma main, se colle à mon côté. Je vois son visage apeuré du jour de la rentrée lorsque Mme Lepic menaçait les « pisseurs ». « Vous êtes-là ? » (question ridicule) lance Mme Lepic, le gosier pétrifié. Puis un échange de propos, brefs et embarrassés, se fait entre les assaillants ; Jean-Baptiste s’exprime, M. Lepic émet quelques lambeaux de courtes phrases, calmement comme il sait le faire dans les moments conflictuels. Des morceaux de conversations sont compris : « …Dortoirs vides… Tous là-haut… Depuis quand… Patrick… Vont redescendre… Sont fous… Parents… ». Le nom du maître d’internat est cité plusieurs fois. 

 

La cause est entendue ! Maintenant, « ils » ont compris le sens de cette révolte sans précédent dans la sage histoire de l’Ecole libre de garçons Saint-Christophe. Au fond, je me demande même s’il y aura négociation puisque le message, la revendication est clairement affichée dans le cerveau du camp ennemi. « Les enfants ? ...C’est M. Lepic. Soyez raisonnables, ouvrez la trappe et tout se passera bien… (silence) S’il vous plaît, mes petits, arrêtez ce jeu, on discutera, on s’arrangera… ! ». On s’arrangera ? Sur quoi, au juste ? Est-ce une promesse d’absence de sanctions ? Est-ce la réintégration du maître d’internat ? A nouveau, les mots « Régis » égrènent le conciliabule – que nous interprétons, dans notre « forteresse », comme une conférence d’assiégeants hésitant à donner l’assaut. 

 

« On ne bouge pas ! ordonne Pierre, on ne se rend pas ! ». En fait de « ne pas bouger », il s’agit de ne pas céder aux injonctions du camp adverse et non de ne point se mouvoir physiquement : « Fêtons ça ! » lance Patrick. Il suggère d’ouvrir la bouteille de niole ramenée de la desserte, de se gaver de pâtes de fruits, de… Peter Pan se montre plus avisé : « Qu’est-ce qu’on fait ? (il parle à voix basse) On fait silence où on les envoie promener ? ». Je corrige : « Oh ! C’est le retour de M. Régis qu’on veut… Il faut leur dire ! ». Le chef des Enfants Perdus acquiesce en se pinçant les lèvres et en hochant la tête d’un signe d’approbation. François enfonce le clou : « On veut M. Régis ! » aussitôt imité par les autres « Cours Elémentaire ». Peter Pan se ravise : « C’est vrai, c’est ça qu’on veut ! Laissez-moi leur parler… ». Un applaudissement général salue la décision. Comme pour y faire écho, quelqu’un martèle le panneau de la trappe depuis l’escabeau du couloir. Les assaillants s’impatientent mais on a deviné qu’ils nous laissaient discuter de la situation, espérant sans doute une capitulation sans condition. Le groupe des rebelles s’écartent au passage de leur chef qui vient se camper tout au bord de la trappe condamnée. De sa voix de chevalier sans peur et sans reproche, Pierre donne une salve : « Ecoutez-nous bien ! ...Nous resterons ici TANT que M. Régis ne sera pas revenu ! C’est clair ? On a des provisions, de l’eau, de la limonade et des Vache qui Rit. Et des biscuits ! ajoute un petit. – ... On peut tenir dix jours ! ». Certes, Peter Pan, dans sa faconde combative, exagère bien un petit peu… Mais tout est dit dans cette exigence et la détermination de « résister », la volonté indéfectible de tenir le siège « à la vie, à la mort » sont limpides et sans appel ! 

 

Sous la trappe, dans le corridor des chambres, un silence tombal s’est substitué au conciliabule… 

 

A suivre sur ce lien...

          

 

 

 




10/08/2019
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